Correspondant·e·s

Battement d'ailes ou tsunami - cet événement est resté ancré dans leur mémoire de journaliste. Chaque mois, un correspondant du Courrier d’Europe centrale raconte une journée marquante de sa vie pro.

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Par corentin leotard
10 oct. · 6 mn à lire
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Dans les coulisses de la crise humanitaire à la frontière entre la Pologne et le Bélarus

Chaque mois, un correspondant partage un événement qui a marqué sa vie professionnelle. Battement d'ailes ou tsunami - l'épisode qui suit est resté ancré dans sa mémoire de journaliste. Aujourd'hui, Patrice Senécal nous raconte son reportage en Podlachie, un de ceux où le journaliste, malgré lui, ne peut agir en simple observateur.

Par Patrice Senécal, correspondant du Courrier d’Europe centrale en Pologne.

Tout au bout de la Pologne, aux confins de l’Union européenne, la Podlachie inspire la sérénité avec ses petites maisons en bois coquettes, ses forêts mixtes aussi majestueuses qu’inhospitalières, ses prés sauvages. Cette région orientale, réputée pour son agrotourisme, enchante quiconque souhaitant troquer le ronron de la ville pour celui du chant des oiseaux, la vue des gratte-ciel pour celle de la brume matinale enveloppant les routes de campagne désertes. Son passé multiculturel fascine aussi, alors qu’y vit une minorité tatare ayant pris racine depuis des siècles en Pologne. Il n’est pas rare non plus de voir s’élever des clochers dorés orthodoxes côtoyant des églises catholiques. Las, la communauté juive qui y était fortement enracinée avant 1939 a été décimée par l’occupant nazi, ou par le fait de pogroms.

La première fois que je me suis rendu en Podlachie, en touriste, c’était en 2017, précisément dans Białowieża, la dernière forêt primaire de basse altitude en Europe, qui jouxte la frontière avec le Bélarus. Un endroit sans pareil, abritant le dernier repaire des bisons européen, une faune et une flore unique, où les troncs morts, jonchant le sol, enrichissent les lieux en générant de nouvelles formes de vies, à commencer par les champignons. Les années suivantes, ce sont mes reportages qui m’y ont reconduit. Avec, chaque fois, le sentiment de plonger dans un univers où la nature règne en maître, imperturbable.

Crédit - Patrice SenécalCrédit - Patrice Senécal

Or, depuis plus de deux ans, cette forêt a, pour de nombreux habitants vivant dans les villages alentour, pris une dimension tout autre. Białowieża est devenue le théâtre d’un drame migratoire. Des dizaines d’exilés, de part et d’autre de la frontière, y ont perdu la vie. Morts de soif, d’hypothermie, ou de noyade. Hier comme aujourd’hui, ces forêts de Podlachie recèlent de tourments silencieux. Pendant l’occupation nazie, il y a 80 ans, nombre de juifs, traqués, s’étaient réfugiés sous sa canopée. La plupart avaient péri de froid et de faim, ou encore sous les balles de l’envahisseur, dans l’anonymat des bois.

Les migrants, otages d’une guerre “hybride” entre Minsk et l’Union européenne

Il faut remonter à l’été 2021 pour saisir comment cette frontière, réputée pour son calme, n’ayant jamais vraiment servi de lieu de passages clandestins, s’est mutée en nouvelle route migratoire vers le Vieux-Continent, aux côtés de la Méditerranée et celle des Balkans. C’est à Minsk que se trouvent les ressorts de cette crise, que le gouvernement polonais qualifie ouvertement de « guerre hybride ». Retour au mois d’août 2020. Les Bélarussiens, lassés de plus d’un quart de siècle de dictature, descendaient alors en nombre dans la rue avec une demande toute simple : la tenue d’élections libres et démocratiques. Leur autocrate en puissance, Alexandre Loukachenko, se targuant d’avoir remporté 81% des suffrages n’a pas bronché. Une répression féroce a suivi. Elle va crescendo depuis : arrestations se comptant par milliers, passages à tabac, cas de torture, exil de masse. Le Bélarus, après l’euphorie contestataire, a replongé dans le marasme, renouant avec une dérive totalitaire inédite. Sauf qu’en matraquant son propre peuple, Alexandre Loukachenko et ses sbires se sont transformés en véritables parias. Les paquets de sanctions de Washington comme Bruxelles n’ont fait qu’isoler le régime bélarussien, depuis, le rendant plus dépendant de Moscou que jamais. 

“Jusqu’à présent, nous stoppions les migrants et les drogues, à vous maintenant de les arrêter. “

Puis, en mai 2021, Loukachenko sévit de plus belle, cette fois au mépris du droit international : il détourne un avion de ligne Athènes-Vilnius pour le faire atterrir à Minsk, afin d’y arrêter un opposant politique en exil à son bord. Une répression sans frontière qui suscite une nouvelle salve d’indignation des Vingt-sept, plus sévère cette fois. L’espace aérien européen est coupé aux avions bélarussiens. Alexandre Loukachenko, furax, menace : « Jusqu’à présent, nous stoppions les migrants et les drogues, à vous maintenant de les arrêter. » Quelques semaines plus tard, la Lituanie alerte à propos d’une recrudescence de traversées clandestines sur son territoire. Le stratagème se dessine : la dictature bélarussienne, en guise de représailles, orchestre d’ores et déjà une crise migratoire aux frontières de l’UE, en faisant miroiter à des ressortissants d’Afrique et du Moyen-Orient, pour la plupart, une traversée facile vers l’ouest du continent. Mais beaucoup ignorent le péril qui les guette. Car une fois sur le sol bélarussien, sous les auspices du régime, ils sont conduits en direction de la dense forêt frontalière, avant d’être souvent contraints de la traverser. C’est là que le calvaire commence : les voilà pris en étau par l’implacable machine à refoulement des gardes-frontières polonais et les autorités bélarussiennes, qui empêchent tout retour en arrière, prompt à user de la violence.

Crédit - Patrice SenécalCrédit - Patrice Senécal

Au mois d’août 2021, au tour de Varsovie de sonner l’alarme : pris en étau dans un bras de fer géopolitique, un groupe d’Afghans se retrouve encerclé des jours durant par des gardes-frontières polonais et bélarussiens, sans eau, sans nourriture. Les prémices d’une crise humanitaire qui ne va qu’empirer. Dans les semaines qui suivent, les passages se multiplient. Les barbelés posés à la hâte ne parviennent que difficilement à stopper les milliers de migrants errant dans les forêts frontalières. En septembre, Varsovie instaure un état d’urgence sur son pourtour frontalier de 400  kilomètres, interdisant l’accès aux ONG comme à la presse. C’est une zone de non-droit s’étirant sur cinq kilomètres, où seuls sont autorisés les résidants dans la zone. Pas moins de 15 000 soldats polonais ont été déployés à la frontière, sans parler des milliers de gardes-frontières qui patrouillent dans les environs.

Rencontres avec les naufragés de la forêt”

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